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À l’extérieur de la ville, les travaux des voies progressaient de façon satisfaisante.
Quand je rejoignis les équipes, la plupart des rails derrière la ville avaient été enlevés. D’autres équipes les reposaient déjà de l’entrée du col jusque dans la vallée en pente douce. L’atmosphère s’était améliorée… je pense que c’était surtout parce que le remorquage de la ville au-delà de la rivière s’était déroulé avec succès, sans incident. Pour le prochain tronçon, la pente nous était favorable. Cependant il faudrait utiliser les câbles et leurs supports car la pente n’était pas assez accentuée pour compenser les effets de la force centrifuge, encore sensible en ce point.
Sensation étrange que de se tenir debout près de la ville et de voir le terrain s’étendre dans toutes les directions à l’horizontale. Je savais maintenant que cette platitude n’était qu’apparente ; à l’optimum qui, étant donnée la vaste échelle de ce monde, n’était pas éloigné du tout, le sol était en réalité relevé selon une pente de quarante-cinq degrés vers le nord. Mais était-ce tellement différent de la vie sur un monde sphérique tel que la Terre ? Je me rappelais un livre lu à la crèche, écrit en Angleterre et traitant du pays ainsi nommé. Le livre avait été destiné aux jeunes enfants et dépeignait la vie d’une famille qui envisageait d’émigrer vers une autre contrée appelée Australie. Les enfants s’imaginaient que là où ils iraient, ils seraient à l’envers et l’auteur s’était donné quelque peine pour expliquer que tous les points d’une sphère paraissaient être verticaux à cause des effets de la gravité. Ainsi en était-il sur ce monde-ci. J’avais voyagé au sud et au nord de l’optimum et le terrain m’avait toujours paru horizontal.
Les travaux de la voie me plaisaient, car c’était bon de se fatiguer le corps sans avoir le temps de penser.
Une question restait en suspens : Victoria.
Il fallait que je la voie, si déplaisante que puisse être l’entrevue, et je voulais régler la situation au plus vite. Tant que je ne lui aurais pas parlé, et quel que dût en être le résultat, je ne me sentirais pas à l’aise dans la ville.
J’avais maintenant fermement accepté le milieu physique où évoluait la ville. Très peu de questions restaient encore sans réponse. Je comprenais comment et pourquoi la ville se déplaçait et j’avais connaissance des nombreux et subtils périls qui la menaçaient si sa progression au nord prenait fin. Je la savais vulnérable, et en ce moment même dans un danger pressant, mais je sentais que ses problèmes seraient bientôt résolus.
Toutefois, ces considérations générales n’allaient pas mettre un terme à mes soucis personnels… J’étais devenu un étranger pour une fille que j’avais aimée l’espace de ce qui me semblait à peine quelques jours.
Je découvris que, en ma qualité de membre d’une guilde, il m’était permis d’assister aux réunions du Conseil des Navigateurs. Je ne pouvais pas y prendre une part active, mais en tant que spectateur, aucun aspect des débats ne m’était interdit.
On m’annonça qu’une réunion allait se tenir et je résolus de m’y rendre.
Les membres du Conseil se réunissaient dans une petite salle derrière les quartiers principaux de la Navigation. La séance s’embarrassait si peu de cérémonie que j’en fus tout surpris : je m’étais attendu à quelque chose d’un peu solennel. Il est vrai que ces réunions étaient d’une importance capitale pour le bon fonctionnement de toute la ville, aussi les débats prirent-ils un tour très pratique dès que les Navigateurs se furent assis autour de leur table.
J’en connaissais deux de nom, Olsson et McMahon, qui étaient présents avec treize autres de leurs collègues.
La première question soulevée fut celle de la situation militaire à l’extérieur. Un des Navigateurs se leva et se présenta sous le nom de Thorens. Il lut un rapport succinct concernant la position présente.
La milice avait calculé qu’il y avait au moins une centaine de tooks aux alentours de la ville. La plupart d’entre eux étaient armés. Selon le service du renseignement, leur moral était plutôt bas en raison des pertes qu’ils avaient subies. Le Navigateur souligna que cela contrastait vivement avec le moral de nos propres troupes qui se sentaient capables de faire face à toute nouvelle attaque. Elles possédaient à présent vingt et un fusils pris sur l’ennemi et disposaient de quelques munitions également saisies. En outre, la guilde de la Traction avait trouvé le moyen d’en fabriquer de petites quantités.
Un deuxième Navigateur confirma les dires de Thorens.
Le rapport suivant avait trait à l’état de la structure de la cité.
On débattit longuement de l’étendue des travaux à entreprendre ainsi que de leur plus ou moins grande urgence. Il fut déclaré que les administrateurs intérieurs étaient débordés et que les lits étaient en nombre insuffisant. Les Navigateurs furent d’accord pour accorder la priorité à l’aménagement d’un nouvel ensemble de dortoirs.
On en vint naturellement à des questions d’ordre général, beaucoup plus intéressantes à mon point de vue.
Il me parut que les Navigateurs présents avaient des divergences d’opinion. Selon une école, l’ancienne doctrine de la « cité close » devait être rétablie au plus tôt. Les autres pensaient qu’elle avait fait son temps et devait par conséquent être totalement abandonnée.
C’était un point d’importance cruciale, qui pouvait modifier radicalement la structure sociale… et d’ailleurs cet aspect était bien sous-jacent aux débats. Se séparer du système fermé, cela signifiait que tous ceux qui grandiraient dans la ville apprendraient peu à peu la vérité sur sa situation. Cela impliquerait une nouvelle formule d’enseignement et apporterait des changements délicats dans les pouvoirs des guildes mêmes.
Pour finir, après plusieurs scrutins et plusieurs amendements, on vota à main levée. À la majorité d’une voix, il fut décidé de ne pas remettre en question pour le moment la doctrine de la « cité close ».
D’autres révélations suivirent. La suite de l’ordre du jour fit ressortir qu’il y avait à l’intérieur de la ville dix-sept femmes transférées, et qu’elles s’y trouvaient déjà avant la première attaque des tooks. On discuta de ce qu’il y avait lieu de décider à leur sujet. Les membres du Conseil furent informés de ce que les femmes avaient souhaité rester dans la ville… et il devint aussitôt clair que les attaques avaient peut-être été menées pour les libérer.
Autre vote : les femmes auraient la possibilité de rester dans la ville aussi longtemps qu’elles le voudraient.
Il fut également décidé de ne plus soumettre les apprentis à l’épreuve initiatique de la descente vers le passé. Je compris que cette coutume avait été délaissée après la première attaque, mais que plusieurs Navigateurs étaient maintenant en faveur de sa remise en vigueur. La réunion fut informée que douze apprentis avaient été tués dans le passé et que cinq autres étaient portés disparus. L’épreuve demeura suspendue pour le moment.
Ce que j’entendais me fascinait. Je n’avais pas compris auparavant combien les Navigateurs étaient informés des détails pratiques de notre organisation. On ne disait jamais rien de précis, mais parmi les membres des guildes, l’impression générale était que les Navigateurs constituaient un groupe de vétilleux vieillissants qui avaient perdu tout contact avec la réalité. Certes, plusieurs d’entre eux étaient d’un âge avancé, mais leur intelligence n’avait pas faibli. En regardant les sièges réservés à l’assistance, vacants pour la plupart, je songeais que les hommes des guildes avaient dû venir en plus grand nombre aux réunions du Conseil.
Il y avait encore d’autres affaires à traiter. Le Navigateur McMahon présenta le rapport topographique que Denton et moi avions établi, en ajoutant que deux relevés étaient déjà en cours et que les résultats en seraient connus dans un ou deux jours.
L’assemblée convint que la ville suivrait la route tracée par Denton et moi jusqu’à ce qu’une autre soit jugée plus favorable.
Pour finir, le Navigateur Lucain posa la question de la traction de la ville. Il annonça que la guilde de la Traction avait le moyen d’accélérer un peu la progression de la ville. Regagner du terrain sur l’optimum constituerait une mesure importante en vue de ramener la ville à sa situation normale, soutint-il, et les Navigateurs furent également de cet avis.
Lucain poursuivit en expliquant qu’il se proposait de dresser un emploi du temps de traction continue de la cité. Cela nécessiterait des liaisons plus étroites avec la guilde des Voies, et entraînerait davantage de risques de rupture des câbles. Mais il fit ressortir que l’on était à court de rails, après l’incendie du pont, et qu’en conséquence les déplacements de la ville seraient obligatoirement plus courts. La suggestion de la Traction était donc d’établir en permanence des tronçons de voies plus courts au nord de la ville et de maintenir les treuils en fonctionnement continu. Ils seraient révisés à tour de rôle et comme le terrain futur présentait des pentes favorables, nous pourrions faire avancer la ville à une vitesse suffisante pour nous ramener à l’optimum en trente à quarante kilomètres de temps écoulé.
Les objections à ce plan furent peu nombreuses, mais le président demanda un rapport détaillé. Après le vote, il y eut neuf voix pour et six contre. La ville passerait au mouvement continu dès que possible.